Feu Maurice Cozian, grand professeur de fiscalité en France, avait défini l’abus de droit comme étant «le châtiment des surdoués de la fiscalité». Derrière la formule qui peut prêter à sourire se cache une notion à prendre avec les plus grandes précautions.
Alors que la loi de finances pour 2017 s’apprête à introduire ce mécanisme dans la fiscalité marocaine, il semble opportun d’en souligner quelques aspects essentiels. Avant d’entrer dans les détails, il faut rappeler dans quel contexte fiscal cette introduction intervient.
Depuis quelques années, l’administration a fait des efforts louables et appréciés pour se rapprocher et améliorer les rapports qu’elle entretient avec les contribuables. De nombreux dispositifs dits de faveur ont été mis en place, permettant à de nombreuses entreprises de bénéficier d’allègement d’impôts dans le cadre d’opérations diverses, comme les fusions ou l’introduction en Bourse, le régime applicable à l’offshoring ou à la place financière de Casablanca par exemple.
Cependant, au-delà de la bonne volonté affichée par la Direction générale des impôts, sur le terrain, des difficultés persistent. Le meilleur exemple en ce sens peut être tiré de la pratique du fameux article 213 du code général des impôts, auquel les praticiens sont confrontés. Il n’est pas question de mettre l’administration en général en accusation, ce serait injuste. Il faut cependant avoir conscience de ces points au moment d’introduire l’abus de droit dans la mécanique fiscale marocaine.
L’expérience dans des pays comme la France, au système relativement proche au nôtre, doit nous servir au moment d’innover. Dans ce pays, la notion est explicitement définie par l’article 64 du livre des procédures fiscales, avec la confirmation de la jurisprudence. Se trouvent ainsi visées les pratiques certes respectueuses de la lettre de la loi, mais ayant un objectif purement fiscal, sans intérêt économique autre, ou visant l’obtention d’un avantage fiscal par des actions ou montages allant à l’encontre de l’objectif des textes ou décisions sur lesquels ils s’appuient.
Il faut souligner que cette définition peut paraître large et dangereuse donc, mais elle admet trois garde-fous importants. Le premier concerne le fait que l’application de la loi n’est pas en soi suspecte et qu’il appartient à l’administration de prouver que le montage ou l’opération visée est sans but économique autre que la réduction artificielle de l’impôt ou l’obtention d’un crédit d’impôt plus important. Sont donc prohibés les actes qui n’ont pas d’autre perspective que fiscale, mais est exclue du champ de l’abus de droit toute opération ayant un sens économique ou industriel qui, accessoirement, procurerait un avantage fiscal octroyé par la loi.
Le deuxième concerne la procédure avec la constitution en France d’un comité spécifique jugeant, sur saisine du contribuable ou de l’administration, de la réalité de l’abus de droit. Ce comité est composé de magistrats de haut niveau et de praticiens, issus de l’administration ou non. Soulignons d’emblée que, pour l’année 2016, il a été saisi de moins de 15 recours, preuve que la théorie fait l’objet d’une application globalement comprise et acceptée par tous.
Le troisième est une sorte de serpent de mer de la fiscalité marocaine, à savoir le rescrit. Pour rappel, il s’agit d’une procédure par laquelle un contribuable peut demander à l’administration de prendre position, a priori, sur un montage ou une opération. La réponse écrite engagera alors l’administration dans son interprétation future, pourvu qu’elle ait été suffisamment informée, son silence après un délai à déterminer par la loi valant approbation.
La frontière, qui reste toujours floue, entre abus de droit et légalité d’un montage ou d’une opération nécessite donc bien l’organisation et le bon fonctionnement des garde-fous évoqués, de même que la prudence et une bonne motivation des opérations susceptibles de dégénérer en abus de manière à limiter le risque.
Ainsi, si ce dispositif est introduit dans la fiscalité marocaine, il sera nécessaire de l’encadrer et de le définir le plus clairement possible de manière à ce que les contribuables puissent avoir une compréhension claire des choses, d’une part, mais aussi que les inspecteurs de l’administration fiscale soient encadrés et tenus de démontrer et non simplement d’apprécier l’existence d’un abus de droit. Les travaux actuellement en cours sur la clarification du code général des impôts sont
une opportunité à cet égard. De même, une intervention réglementaire, par un décret précisant les modalités de la mise en œuvre de l’abus de droit pourrait être utile.
Par exemple, il pourrait être pertinent de reprendre la constitution d’un comité de l’abus de droit pour statuer sur le sujet en cas d’invocation par l’administration, statuant en lieu et place des commissions locales et nationale en cas de contentieux. L’objectif serait ici de rendre le contentieux plus clair et ses réponses plus pertinentes.
Loin de contester la légitimité de l’introduction et la généralisation de l’abus de droit dans la fiscalité marocaine, il est nécessaire d’introduire en parallèle des procédures permettant de sécuriser les contribuables afin de ne pas être contreproductif et mettre en péril la situation de nombreuses sociétés, dont les montages pourraient se trouver dans la zone floue de cette mécanique. La rétroactivité de l’application de l’abus de droit à des situations antérieures pourrait d’ailleurs s’avérer catastrophique à bien des égards, notamment sur des opérations tendant à améliorer la structure et la situation financière des entreprises.
Attention à l’article 123 du CGI
L’abus de droit est une notion qui est utilisée dans certains pays pour faire
respecter l’esprit de la loi en matière fiscale, plus que la lettre. Pour ce faire, et pour garantir la bonne acceptation de ce mécanisme, il est nécessaire de l’encadrer avec des garde-fous à appliquer avec rigueur, précision et constance.
La comparaison avec l’application de l’article 213 du code général des impôts est intéressante dans le contexte marocain. En effet, ce texte fait l’objet d’une application tous azimuts à l’occasion des contrôles fiscaux diligentés par l’administration. Malgré des définitions et un encadrement clair et, normalement, ne laissant pas de place à des interprétations plus ou moins subtiles, le contentieux sur le sujet est important et tend à nuire à la confiance pourtant nécessaire entre les contribuables et les services fiscaux.
Si des garanties telles que le rescrit, avec un délai raisonnable de réponse pour l’administration, et la constitution d’un comité spécialisé, pour statuer sur les litiges en la matière, n’étaient pas prévues, alors il faudrait s’attendre à des contentieux encore plus nombreux, à une confiance un peu plus dégradée et des conséquences économiques lourdes, pesant sur l’investissement pourtant nécessaire dans l’économie marocaine.
Source : L’économiste
Mohamed KABBAJ est président du Club marocain de la fiscalité